Horreur
La Nuit du démon
Par NoiseBlasphemer | Le 12/06/2018 | Dans Horreur | Commentaires (0)
La nuit du Démon
13 Octobre 1981
J'ai mal. C'est comme si mon cœur avait été arraché violemment de ma poitrine ! J'ai si mal que je n'arrive pas à hurler ! Mon corps est endolori. J'ai l'impression d'avoir cessé de respirer, que mon âme a été séparée de mon corps. Mes entrailles sont tiraillées par une faim si atroce que j'ai l'impression de mourir. Ma peau me brûle, je suis assourdie par un fracas de sons. La pulsion qui bat dans mes tempes me submerge, brutale. Un instinct frénétique me pousse. Un voile rouge a envahi mon champ de vision. Je me sens fébrile et avide. Sans pouvoir me contrôler, je me jette tout droit sur la forme floue devant moi. J’entends hurler mais je suis comme sous une cloche de verre. Je bois, je bois comme si ma survie en dépendait. Je sens à peine les coups que l'on m’assène. La brûlure atroce qui ronge chacun de mes muscles s’apaise lentement. Tout fourmille en moi. Je sens le liquide chaud dans la ma bouche qui coule abondamment et s'épuise... Je tremble. Alors que je retombe sur le sol, je perçois cette sensation qui parcoure mes veines comme une drogue. La douleur est si intense que je n'arrive pas à bouger. Peu à peu la perception de mon environnement s'intensifie.
La terre est meuble sous mon corps, humide, glacée... Je suis trempée. Une odeur d'humus et de fer occulte tout et une lumière aveuglante m’empêche de discerner ce qui m'entoure ! Je reprends doucement mes esprits. Je me trouve dans une forêt. Il fait nuit... Comment suis-je arrivée là ? C'est la lumière de la lune qui me brûle les yeux. Blafarde et stérile. On dirait que chaque bestiole de ce foutu bois hurle à mes oreilles ! Je plaque mes mains sur ma tête. Je ne comprends rien. Je suis couverte terre et maculée de sang ! J'ai mal dans tous les os. Mes vêtements sont déchirés et je ne porte plus de sous vêtements... On m'a cognée. Je n'arrive pas à me lever. Je panique. Des sanglots étouffés naissent dans ma gorge. Je m'étrangle. Je sens au fond de moi que l'on m'a arraché quelque chose. Je tire sur ma jupe en jean trop courte pour tenter de me couvrir. Ai-je été... «Bravo !» La voix est profonde. Froide aussi. Quelqu'un applaudit lentement. Chaque coup résonne dans ma tête. Les échos dans les arbres rebondissent. Je le vois. Il est grand, solidement bâtit. La haute silhouette sombre se détache de la lune pleine. Il me toise. Ses yeux noirs pénètrent à l’intérieur de mon crâne et viennent gratter mon âme. Il me glace le sang. Je plisse les paupières pour mieux le distinguer. Son odeur m'est familière, comme si je l'avais toujours connu. Comme si je n'avais jamais connu que lui. Un musc animal envahit mes narines. J'ai un goût de sang dans la bouche. J'ai un haut-le-cœur. Je distingue les contours de ses traits. Monstrueux ! Son ossature déformée n'a rien d'humaine. Une mâchoire forte et hérissée de crocs sourit d'un air sadique. Son corps, nu, a quelque chose de trop parfait à en être terrifiant. Trop symétrique et le petit rien d'imperfection qui le rend surnaturel. Juste derrière moi il y a un autre homme. D'âge moyen, brun aux yeux bleus portant la moustache. Il braque une arme sur moi. Que m'ont-ils fait ? Je n'arrive pas à me rappeler ! « Debout. On ne va pas rester là toute la nuit. » Crache l'être sculptural alors que je regarde son visage reprendre progressivement forme humaine. Il est typé des Balkans, je ne sais pas d'où exactement. Je suis pétrifiée de terreur, mais c'est l'épuisement et la douleur qui m’empêchent de bouger. Le démon me saisit par le bras avec force et me soulève. Il est brutal. La marque de ses mains enfonce ma chair. L'idée du fusil rivé sur moi me retient de tenter la fuite. Je suis désorientée, j'attendrai une occasion. Soudain, je vois cette femme. Je hurle de terreur ! Son corps exsangue semble prisonnier d'un tronc d'arbre comme si une force malsaine l'y avait fondue. L'horreur surnaturelle de cette sculpture macabre me frappe. C'est son sang que j'ai dans la bouche ! Mon esprit refuse cette hypothèse ! Sa gorge meurtrie est marquée par deux trous écarlates et sa tête pend lamentablement sur le côté. Je refuse d'y croire. Je porte mes doigts à mes dents sans cesser de hurler de panique. Ils rencontrent des canines proéminentes ! La gifle qu'il m'assène est si forte que je tombe à la renverse, maintenue sur mes pieds par sa prise. « Silence. » M'a t-il brisé la mâchoire ?Il m’entraîne.
Nous sortons de la forêt au bout de plusieurs minutes de marche. Un coteau nous mène à une route déserte. Il me fait passer sans ménagement par dessus le rail de sécurité. J'ai mal au bras. Je le vois mieux maintenant. L'homme nu est brun, avec des yeux profonds et sombres et sa peau est anormalement pâle. A son poignet gauche il y a une marque couleur vin, comme un bracelet, incrustée dans sa peau. Son acolyte porte un imperméable marron qui a connu des jours meilleurs. Il a un chapeau Stetson désuet sur la tête et trimbale un air morne. Il porte une arme de poing dans un holster de cuir en plus de son fusil de chasse. Son teint est plus vif. L'asphalte est humide. Il a du pleuvoir. Je remarque l'odeur que la pluie sur le goudron. Je me rends compte que malgré mes vêtements déchirés et mouillés, je n’ai pas froid. Une voiture de sport neuve est garée sur le côté. Une Lamborghini Countach LP400 de 1978, grise aux angles surlignés de rouge. Juste derrière, un pick-up Ford F250 noir patiente en silence, phares allumés. Je suis pieds nus et je peux sentir jusqu'au moindre grain de terre entre mes orteils. Sa main enserrant mon bras est froide et ses ongles longs m'écorchent. J'ai peur et je sais qu'il le sens. Il a l'air de savourer ma terreur comme une douceur. Il m'enfourne dans la sportive de luxe sur le siège passager. Celui-ci a été recouvert d'une couverture. Je me jette sur le volant avant de réaliser avec une évidence fatale que les clés ne sont pas sur le contact... Il m'enferme à l’intérieur. L’habitacle est luxueux, le tableau de bord est plaqué bois et les sièges en cuirs blancs sentent bon. L'homme au chapeau se dirige vers le pick-up et prend un colis sur le siège arrière après avoir posé son fusil. Celui-ci décroche un grand sac noir muni d'une fermeture éclair. Je mets quelques secondes à réaliser de quoi il s'agit, aveuglée comme un animal par la lumière brûlante des phares.
« Monsieur Ludovik, j'ai pensé que ça vous serait utile. » Il s'exprime en anglais avec un accent américain. Comme un serviteur dévoué, il tend au démon une serviette propre et celui-ci commence à nettoyer les traces de sang et de terre qui recouvre son visage. Il regarde le type en imper d'un œil dubitatif une seconde puis la toise en silence, tendant la main d'un geste péremptoire. Précautionneusement, celui-ci lui présente un objet gros comme la paume de la main d'un blanc crayeux. Collée à la vitre de la voiture je constate qu'il s'agit d'une montre, probablement en ivoire. L'autre l'attache à son poignet religieusement. L'américain lui donne alors un jean noir et une chemise blanche et le monstre les passe. Du sac noir il extirpe une veste élégante de couleur blanche elle aussi et une paire de gants de cuir blanc. La scène est surréaliste. Mon ravisseur, pieds nu et élégamment attifé se tient debout baigné de lumière et s'adresse à son larbin en anglais d'un ton supérieur :
« - Et bien, pour une fois que tu prends une initiative... » L'autre pince les lèvres et semble prendre cela pour un compliment.
- Merci monsieur.
- Une idée d'Agatha j'imagine... » Poursuit-il dédaigneux avant de lâcher un « Merci Morris » qui semble lui arracher la chair des os. Je réalise à cet instant que j'ai le nez collé à la vitre depuis plusieurs secondes ! Rester plantée là, mais quelle conne ! Je reprends mes esprits. Ma main se rue sur la poignée mais celle-ci été retirée afin que je ne puisse pas baisser la vitre. J'ouvre la boite à gant. Rien d'utilisable : des ampoules de rechange, le manuel du véhicule et un coupon d'assurance au nom d'une société d'aéronautique en Russie... Frénétique, j'observe tout autour de moi à la recherche d'une issue, d'un objet pour me défendre, n'importe quoi ! Miracle, cet enfoiré a le téléphone dans sa voiture ! J'arrache le combiné du socle avec l'énergie du désespoir. Je compose le numéro des urgences de la police yougoslave. Ça sonne... Je redresse la tête pour me rendre compte que j'ai perdu de vue l'atroce personnage. Seconde sonnerie, personne ne décroche. Je le cherche du regard. Je tressaille d'angoisse « Allez !.... » Fais-je à haute voix.
La portière s'ouvre et une main ferme gantée de blanc raccroche de force le combiné. Il me repousse sur le siège passager et s'installe au volant. Plaquée contre la portière, je m'attends au pire. Il se contente de démarrer. Le moteur du V12 rugit et l'autoradio hurle à tue-tête ! Je suis assourdie, accablée par cette musique trop forte qui lance des lames dans mon crâne. Je plaque mes mains sur mes oreilles et je cris de douleur. L'homme saisit mes poignets et enlève avec force mes mains de mes tempes. Il me fixe droit dans les yeux. « Calme-toi. Cesse de brailler. Concentre-toi, ça va passer. » Au prix d'un lourd effort de volonté je m'exécute, pressée par la douleur et par son regard perçant et impératif. Il a raison, ça passe. Le morceau qui passe est Hightway to Hell de AC/DC, sur la fréquence de la radio pour laquelle je travaille... Je suis étourdie. Je percute que j’ai déjà vu le Ford garé derrière. Ce taré sait tout à fait qui je suis et ce n’est pas un hasard. Il démarre et reprend la route, suivit de près par le pick-up dont les phares jaunes projettent des ombres anguleuses dans l’habitacle de la Lamborghini. Je me recroqueville sur la couverture, relevant mes pieds et serrant les genoux. Je me rends compte que je n'ai aucune écorchure, aucun bleu sur le corps malgré cette impression d'être passée sous un train. « Attention au siège. » lâche t-il d'un ton neutre mais néanmoins injonctif. Je ne réagis pas. Il abat sa main droite sur mes genoux, faisant retomber mes pieds sur le tapis de sol pour que je m'assoie correctement. Le choc claque sur ma cuisse. « Les sièges ! T'es pleine de terre et dégueulasse ! Le sang ça tache. » Je reste interdite, n'osant plus bouger. Je regarde autour de moi pour essayer de situer où on se trouve, pour trouver une idée qui pourrait me faire sortir de là. Le silence angoissant augmente de minute en minute alors que l'asphalte défile à une vitesse de plus en plus vertigineuse. « Inutile d'envisager de nous faire avoir un accident, ajoute t-il, ça ne me tuerait pas, et toi non plus d'ailleurs... Reste tranquille. » Je le dévisage en silence, traumatisée par l'aspect grotesque de son discours. Je fixe le cuir immaculé des sièges qu'il m'a demandé si expressément de ne pas salir. Je l'observe, concentré sur la route alors que le compteur atteint déjà 130km/h et que nous avons laissé le Ford derrière. « Quel genre de malade vous êtes exactement ? » Finis-je par oser d'une voix brisée et roque. Il me répond seulement d'un rire sadique et amusé. Dans la lumière spectrale du tableau de bord je vois le reflet de ses dents lorsqu’il rit. Ses longues canines luisent sans complexe ni pudeur. Il secoue la tête comme si j'avais dit la chose la plus drôle qu'il ait entendu depuis des années. « Merde ! Te fais pas plus conne que tu ne l'es. Je sais que tu es un choix intéressant. Me balancer de la falaise ! Ça je ne m'y attendais pas. Pourtant je suis rarement surpris. Tu as du potentiel...
- Qu'est-ce que vous... Il me coupe l'herbe sous le pied.
- J'ai du me transformer pour pouvoir remonter ! Moi qui voulais voir si tu avais de la ressource... Quelle ironie hein ? » Je ne comprends rien. Je me persuade que c’est du folklore. Mais pourtant c’est là, sous mes yeux. Ce qui vient de m'arriver... Je me rappelle.
Putain de dimanche soir merdique ! Cette fois, ça a véritablement été une journée de merde ! Ça a très mal commencé. Sergei est revenu et il m’a encore tabassée... J’ai du me tartiner de maquillage et me promener avec mes lunettes de soleil sur le nez toute la journée. Ce connard ne me lâche pas depuis des semaines. Ce coup-ci il m'en a vraiment mis plein la tête. Ça fait des mois que j'essaie de le quitter mais il n'y a rien à faire. Je finis toujours par le laisser revenir, je n'arrive pas à me passer de lui. C'est la quatrième fois que je le fous dehors, mais je le reprends toujours. C'est une question de passion j'imagine... Il a plu toute la journée et l'après-midi je suis arrivée en retard à la radio. J’ai enfermée mes clés dans ma voiture. J'ai été obligée de fracturer ma propre portière. Autant dire que ça a été une partie de plaisir. Je crois que j’aurais mieux fait de retourner me coucher à ce moment là. Si seulement cette journée de poisse s’était arrêtée là ! Le directeur de production m’a pris la tête au sujet de ma programmation. Trop rock, trop engagée, trop « avant-gardiste »… Une manière polie de me dire que ça serait bien que je rentre dans le rang et que j’arrête de -comme il dit- « poser des problèmes de relationnel au sein de la maison mère ». De problèmes techniques en cafés renversés sur mes fringues, j’ai fini par atteindre péniblement la fin de ma journée de travail. J’ai perdu mon porte feuille, j’ai pété les lacets de mes chaussures, et enfin j’ai mis plus de vingt minutes à essayer de démarrer la poubelle qui me sert de véhicule. Et, apothéose, il y a eu ce putain d’accident de voiture !
Je remontais la route qui longe la Miljacka en direction de Bulozi. J’avais trouvé une copie de Giant Step de John Coltrane chez un petit disquaire de ma connaissance. Avec ma poisse j’aurais du me douter que ce n’était pas le soir, et j’avoue qu’en y repensant, j’ai eu une sale intuition en entrant dans le tunnel le long de la rivière. Il y a avait ce Ford F250 qui me suivait, je l’ai remarqué parce qu’il me collait depuis le centre de Sarajevo et qu’une fois sur la nationale il m’aveuglait avec ses phares. Je me souviens que je me suis demandé pourquoi cet abruti roulait derrière moi en plein phares et m’en mettait plein les mirettes. La sortie du tunnel est un endroit mal éclairé qui se termine dans un virage plutôt serré. Avec le reflet de ses phares dans mon rétroviseur, je n’ai pas pu voir le véhicule accidenté au milieu de la voie. J’ai essayé de l’éviter mais comme la route était mouillée, j’ai glissé. J’ai percuté la familiale de plein fouet et je me suis éclaté le font sur le volant. Après plusieurs tours de manège, ma voiture a fini par s’immobiliser. Le Ford ne s’est pas arrêté, le conducteur a évité le carton et nous a dépassés en trombe. L’arcade ouverte, j’étais sonnée. Après avoir repris un peu mes esprits, j’ai tenté de redémarrer. Impossible. Dans la lumière de mes phares, j’ai remarqué que la voiture de devant avait l’air pas mal amochée. En y regardant de plus près, il n’y avait personne au volant, personne sur le bas côté. La silhouette du véhicule, portières ouvertes, habitacle déserté, m’a fait une drôle d’impression. Une angoisse viscérale est montée en moi sans que je puisse l’expliquer. Je suis descendue et j’ai décidé d’aller voir.
En m’approchant du véhicule accidenté je remarque des bris de verre un peu partout. Les éclats du pare-brise explosé jouent avec la lumière de mes phares comme des constellations d’étoiles. Cela ajoute à la violence de la scène. Je me demande à ce moment là ce qui a bien pu le traverser. Du côté du siège du conducteur, une cascade de sang dégouline sur l’asphalte. Le tableau de bord en est couvert, mais la voiture est vide. Avec une terreur grandissante je suis du regard la trainée rouge qui s’étire jusqu’au bord du rail de sécurité et plonge dans les ténèbres. Pas à pas, poussée par la crainte -ou peut-être par une curiosité malsaine ? - je remonte le fleuve écarlate qui continue de creuser un sillon brillant. Un escarpin beige git sur la chaussée. Le sac à main, assortis, est trempé par la pluie, mais n’a pas versé au sol son contenu. Je le ramasse comme si en le touchant je pouvais saisir l’événement terrible qui l’avait propulsé là. Je redresse la tête et plonge mon regard dans les ténèbres. Au loin, une chouette effraie hurle comme un enfant qu’on égorge. Mes cheveux ruissellent, il pleut des hallebardes. J’ai froid mais je crois bien que c’est la peur qui me fait trembler. Un son étrange attire alors mon attention. Une sorte de raclement. Comme de quelqu’un qui traine quelque chose de lourd dans la terre. Une attraction morbide me pousse à vouloir savoir de quoi il s’agit. J’entends une femme pleurer et gindre. Ses cris sont aigus mais étouffés. Je lance « Ca va ? ». Des gloussements, toujours. De douleur ? « Madame ! Vous avez besoin d‘aide ? ». Je plonge mes yeux dans la nuit à la recherche de l’accidentée. Je me penche par-dessus le rail de sécurité pour essayer de voir en contrebas. Une traînée profonde creuse la terre, poursuivant le ruban écarlate qui s’étale sur le goudron. « Madame ! » J’aperçois alors une haute silhouette, celle d’un homme de forte constitution. Il porte des vêtements noirs, et un blouson de cuir. Il traîne derrière lui une femme aux mains liées entre elles. Il l’entraîne vers la forêt. Je ne peux réprimer une exclamation. Il se retourne. Et c’est là que je vois son visage !
Son teint cadavérique prend brièvement la lumière de la lune et une rangée de crocs proéminents luit. De multiples yeux d’obsidienne percent sa face et clignent simultanément. Sa bouche fend ce visage monstrueux d’une oreille à l’autre et se hérissent de lames blanches. Ce sourire Kabyle démoniaque tourné vers moi, il lâche sa prise. Il s’élance dans ma direction. A cet instant l’instinct de survie m’envahit et un réflexe insoupçonné me pousse en arrière. L’être bondit par-dessus le rail de sécurité, occultant un instant la rondeur de la lune. Je me retrouve cul par dessus tête, empêtrée dans mon pull trop grand et élimé. Juste le temps de rouler sur moi-même pour me redresser. Il est rapide. J’esquive à deux reprises une lame avant de mon rendre compte que je n’ai aucune issue. Ma seule option : les bois ! Je fonce et roule par-dessus le rail de sécurité me laissant glisser jusqu’en bas ! Il est derrière moi, je le sais, je l’ai entendu grogner et sauter juste sur mes talons. Il fait noir, les branches écorchent mon visage et mes jambes nues. Ma jupe en jean se prend dans une ronce. Celle-ci me lacère la cuisse. Je cours. Je tombe. Je roule. La terre dans ma bouche a un gout de charbon. J’en ai aussi dans les yeux. Ne pas m’essouffler. Ne pas m’arrêter. Ne pas… Outch ! La chute me coupe le souffle. Elle a été rude. Une saloperie de dénivelé de deux mètres de profondeur ! Je suis tombée et je n’arrive plus à respirer. Je serre les dents pour ne pas crier de douleur. Une grimace déforme mon visage alors que je cherche désespérément de l’air. Je crois que je me suis fêlé une côté. J’essaie de rester calme, concentrée… Je ne veux pas mourir ici, dans les bois, écorchée vive par un psychopathe ! Non de dieu ça n’arrive que dans les films ! Au moins le mec dans Halloween a figure humaine… Il est tout près. Je respire. Ne pas bouger. J’ai la tête qui tourne. La terre sous mes doigts est froide, la pluie bat mon corps d’aiguilles glacées. Le maniaque passe à quelques pas du trou sans me percevoir. Patienter encore quelques secondes… Debout ! Cours ! J’ai perdu une chaussure… Putain de lacet pété ! Je m’arrête quelques minutes plus tard pour respirer. Je m’appuie contre un arbre pour reprendre mon souffle. Je viens de m’apercevoir que j’ai toujours le sac à la main. Je retire mon autre chaussure et je récupère le lacet. Alors que mes locks ruissellent et que je me laisse glisser dans la boue, j’entends le déluge au-dessus des frondaisons qui cogne sans s’interrompre. Un hoquet monte de ma gorge. La douleur dans mes côtes accompagne ce départ de sanglot étriqué. Je ne veux pas mourir.
Je serre mes genoux contre ma poitrine et j’enfouis ma tête entre mes bras. Des tressaillements nerveux chaotiques me parcourent. Je sens des larmes poindre au coin de mes yeux… Je craque. Combien de temps suis-je réellement restée là, assise dans la boue ? Aucune idée. L’urgence de la survie me rattrape comme une flèche. Il faut que je piège ce connard. C’est aussi simple que ça. C’est lui ou moi… Je me ressaisis. Je vide le contenu du sac pour voir de quoi je peux me servir. De quoi improviser une arme, tendre un piège ? « Allez Nikita… Réfléchis ! » Siffle-je entre mes mâchoires crispées en grelottant… Une lime à ongle, du rouge à lèvre, un poudrier, un carnet ridicule décoré avec des fleurs… Des ciseaux de couture ! Je me saisis d’une branche et je l’attache solidement à la paire de ciseaux avec les lacets de ma botte. Comme poignard improvisé ça peut faire l’affaire… Je fourre le reste à l’intérieur du sac à main et je le cale sur mon épaule. Campée sur mes deux jambes, pieds nus sur l’humus, j’attends ce taré de pied ferme ! Mes phalanges blanchissent autour de mon arme. Ma prise est pourtant sûre. Le tintement sourd de la pluie décompte les secondes qui s’égrainent. La nuit joue en sa faveur mais je suis aux aguets. Affûtée par le stress, je réagis au moindre mouvement dans mon champ de vision. Je murmure comme une prière « Allez viens enfoiré… Où est-ce que t’es ? » Rien autour de moi, pas une ombre, pourtant je l’entends marcher, il est là quelque part. « Allez. Ramène-toi. » Ma respiration s’accélère, elle se fait saccadée, je ne tiens plus. Je hurle « Ramène-toi enfoiré ! » Je peux entendre ses pas sur le sol. Il se rapproche. Finalement la silhouette vêtue de noir sort des fourrés près de moi. Ses gestes sont précis mais rapides. Derrière le masque monstrueux, il semble sourire. « Tu prends ton pied enfoiré ? » Il se fond dans un ricanement sadique et sinistre. Son regard est pétrifiant. Durant une seconde je perds contenance. J’ai un pas de recul. J’avale péniblement ma salive et je cherche mon courage dans mes tripes. Je crois bien que celui-ci est en train de se débiner… Dès qu’il est à portée, ma lame fend l’air. Je le manque, il est extrêmement agile. Il me frappe à la tempe avec une précision redoutable ; je tombe à la renverse, sonnée. J’essaie de me redresser mais je titube avant de finir encore une fois dans la tourbe. L’univers tourne autour de moi en spirale. J’ai la nausée. Il se penche sur moi, s’allonge presque comme une bête immonde. Je sens son poids sur tout mon corps. Il est puissant. Il renifle ma peau, mes cheveux, dans un râle profond. Je ferme les yeux, je crispe mes doigts sur ma lame de fortune. Une langue collante me lèche de la clavicule au menton. Je gémis. L’odeur du sang gorge son haleine… Mes paupières se déploient et je regarde dans l’abysse de ses iris noirs. Je lui décoche un coup magistral au visage ! Je vise la tempe. Je manque de peu. Les ciseaux s’enfoncent dans sa chair, juste sous l’œil gauche. Il m’envoie valser d'un revers du bras en rugissant. Sa force est colossale ! J’atterris durement, mes reins sur une souche. Une volée d’oiseau quitte un arbre en couinant poussé par le cri du prédateur. Je me redresse le plus vite que je peux et je profite qu'il tente de retirer l'objet de son visage pour fuir. L'eau frappe comme une grenaille. Les cailloux, les ronces, les branches écorchent mes pieds et mes jambes. Je prends de la distance, mais il est encore trop près.
Je stoppe de justesse. Sous mes pieds, une fosse creusée dans le sol, hérissée d'épieux ! Je reprends mon souffle en tremblant tant la tension dans mes nerfs est forte. Qu'est-ce que c’est que ça ? En observant le piège je remarque que les pics ne sont pas en bois… Ce malade a taillé des os ! Je contourne précautionneusement le trou béant. Dans la folie de la situation je me fais la remarque que j’ai peut-être retrouvé le conducteur de la voiture… Un bruit à quelques mètres. Est-ce lui ? Est-ce le vent ? Je dois trouver une idée. Je me mets à l’abri derrière un large tronc. Je verse le contenu du sac à main sur le sol. En fouillant frénétiquement, je retrouve la lime à ongle et un élastique pour cheveux. Je cherche alentours. Cette branche qui se termine en fourche fera l’affaire. Je tourne la tête dans toutes les directions, fébrile. Je ne le vois pas. J’entends quelqu’un s’approcher… Je fixe la lime à ongle sur la branche à l’aide de l’élastique. Je serre bien. Ça fait une flèche acceptable, avec une belle pointe en acier ! Rester concentrée… Le son des branches qui bougent se rapproche. C’est bizarre… Je ne reconnais pas son pas. Merde ! Il me faudrait un élastique d’une longueur acceptable. Je réfléchis, vite. Je regarde autour de moi, rien qui ne fasse l’affaire. Je n’ai rien dans mes poches et ça fait longtemps que ce pull n’a plus rien qui tient la route ! Je commence à paniquer. Quelle chiotte ! Je sens ma respiration se serrer quand je réalise que le seul élastique valable du coin se trouve sur ma petite culotte… Qu’à cela ne tienne ! L’individu n’est pas loin, je le sais. Je dois faire vite. Je prie pour qu’il ne puisse pas me sentir. Je retire mon slip en vitesse, j’en déchire la couture. Je dégage l’élastique ! Je souffle un grand coup, je tremble trop pour arriver à fixer le piège. Tu parles d’une arbalète ! Ça le blessera, au moins. J’espère en profiter pour le pousser dans la fosse… Piège fixé ! Je me dissimule aussi discrètement possible, je l’attends… La coulée devant moi est l’entrée la plus probable de la clairière. C’est de là que vient le bruit. L’attente me semble interminable. La tension tire sur mes veines. Je murmure : « Où est-ce que tu es ? » Soudain une silhouette apparait entre les branches. Je me raidis, prête. Je reste bouche bée de surprise. C’est une femme. Vêtue d’une petite robe claire, les cheveux en bataille. Elle est couverte d’hématomes et son maquillage a coulé. Ses bas sont filés et elle ne porte qu’un seul escarpin, son jumeau resté sur la route plus haut. Elle marche d’un pas hésitant en pleurant, elle tend devant elle un révolver. Si elle avance plus, elle va faire foirer mon piège ! Je sors de mon couvert. « N’avancez pas ! » Elle continue en bredouillant de manière inintelligible. Un rictus de terreur déforme son visage. « Non ! N’avancez pas ! » Je m’approche pour la saisir. Traumatisée, elle braque le révolver sur moi. Je lève les mains.
« - Je vais vous aider d’accord ? Mais il faut m’écouter. Reculez, ok ? On va se sortir de là, ensemble. Vous êtes courageuse pas vrai ? Elle éclate en sanglots sans pour autant baisser l’arme.
- Il me l’a donné… Je suis tellement désolée ! Je réalise que le flingue m’est destiné. Je ne comprends pas !
- Non, non, non ! Je vais vous sortir de là, ok ? On peut y arriver ensemble, d’accord ?
- Il m’a dit que… Il m’a dit que si j’étais une gentille fille il me laisserait partir ! Ses mains tremblantes tiennent péniblement l’arme.
- Quoi ? Je suis abasourdie.
- Il m’a dit que si je fais ce qu’il ordonne, il me laissera m’en aller ! Mais je dois être gentille… Je suis désolée ! »
Horreur ! Je me précipite pour lui prendre l’arme des mains ! Cette conne va me tirer dessus. Bang ! Le coup de feu résonne. Je ferme les yeux. Je baisse la tête et je me protège de mes bras. Elle m’a manqué ! A moins de trois mètres cette abrutie m’a manqué ! J’éclate d’un rire de soulagement dément. C’est plus fort que moi. Bang ! Nouveau coup de feu ! Puis un autre, et encore un autre ! Je me tortille, les bras sur la tête, je me jette au sol ! Elle est incapable de viser. Je me lance sur elle pour lui prendre l’arme des mains. Je dois récupérer ce flingue !
La détonation résonne dans mon crâne et je tombe à la renverse sur un entrelacs de racines ! La douleur est intense. Elle se répand dans tous mon bras droit comme une brûlure mordante. Je crie. La balle vient de traverser mon épaule. « Salope ! » Je me tortille au sol en gémissant. Dans la brume de la douleur, j’entends un hurlement de femme et des pas lourds et sûrs. On me soulève de terre. L’homme me saisit par la gorge et il m’observe, en silence. J’étouffe. Je vois la fosse d’au-dessus. La femme au flingue hurle de douleur, la jambe traversée par un os acéré. Il l’a jetée dedans. Je gesticule. Je n’arrive pas à défaire sa prise ! Je le regarde droit dans les yeux -ses multiples yeux opaques !- malgré la terreur qu’il m’inspire. Une seconde, alors que je suffoque, j’ai la sensation qu’un voile traverse son regard. Une forme d’inspiration, peut-être d’attraction ou de contemplation. Et il me repose, doucement. Il caresse mon visage en respirant ma nuque. Je saisis l’occasion ! Un coup de genoux dans les parties, je me télescope vers le flingue et je fuis ! Soudain une douleur perçante, me prend ! Quelle conne, j’en ai oublié mon piège ! Je ne m’arrête pas de courir, la lime est plantée maintenant dans ma cuisse ! Je casse la branche, rapidement. Ça pisse le sang… Je dois continuer de lutter. Je peux l’avoir. Il reste une balle dans le révolver. J’ai mal partout. Je ne sais plus où je suis. Je cours tout droit.
Je débouche dans une sorte de clairière, un terrain dégagé. De drôles de constructions informes à l’aspect parcheminé jouent les sculptures devant une cabane abandonnée. Après un quart de seconde ça me frappe. Ce sont des « gens » ! La chair boursouflée s’articule bizarrement sur des os tordus comme si un collectionneur obscène et vicieux les avait réunis là. Ce musée des horreurs de plein air ressemble à une assemblée de gardiens silencieux. Sous la lune, certains semblent presque bouger et… Une seconde ! Un œil unique enchâssé sur un crâne grotesque se tourne vers moi dans une supplique muette. Je suis pétrifié de terreur ! C’est impossible. Gelée d’effroi je ne parviens plus à bouger. Ces choses n’existent pas ! J’ai l’impression de me retrouver dans un film gore bon marché mais en plus réaliste ! J’essaie de trouver une explication, un truc, de rationnaliser. Aucun des putains de films de monstres que je collectionne n’a jamais montré un truc pareil ! Je regarde tout autour de moi : c’est un champ de constructions à l’esthétique morbide. Un cimetière à l’animation suspendue dans un simulacre de vie. La cabane elle-même donne l’impression qu’elle respire. Jamais le vivant n’avait pris teinte aussi macabre ! Des pantins informes au rictus figé me toisent, partout ! Mes jambes flagellent, mon sang bat dans mes tempes, j’ai des fourmis dans les doigts. Je ne sens plus rien. Je suffoque. La pression de mon estomac m’oblige à vomir. Ma force me fuit comme si on débouchait une baignoire. Peu à peu mon champs de vision se rétrécie. J’ai temps d’apercevoir la haute silhouette sombre se dessiner devant moi avant de perdre connaissance.
Je reprends conscience au sec. Je suis allongée sur le sol. La terre est chaude et la pièce a une odeur animale. J’ai la bouche sèche et la migraine. On m’a attaché les mains avec des menottes à un pilier de bois. La faible lumière d’un cierge vacille et jette un éclat jaunâtre sur la pièce dénudée. Je sors doucement du coltard. J’essaie de bouger. Tout mon corps est endolori. La lime, toujours plantée dans ma jambe me fait mal, et je n’arrive pas à bouger mon épaule. Je suis toujours en vie. Je regarde mes vêtements. Mon pull est mort, ma jupe ne ressemble à rien, mais malgré l’absence de sous vêtement, on dirait qu’il ne m’a pas touchée… Il m’a ramenée là et simplement ligotée en l’état. Je parcours du regard l’espace. Je crois que je suis sous terre, une cave probablement, déserte à première vue. Le long des murs il y a des établis couverts d’instruments chirurgicaux. Je m’attends à quelque chose de glauque : sang séché, lames rouillées etc. Tout est dans un état neuf et parfaitement organisé. Seule fausse note : le revolver qu’il a ramassé et qui est posé sur un coin. Ça ne colle pas. « Mais quel genre de malade est-ce que tu es ? » J’essaie de mettre ensemble tous les éléments. La poursuite dans les bois, les horreurs dehors, son comportement animal et l’atelier du parfait petit chirurgien. Ça ne va pas ensemble ! « Le genre souvent imité, jamais égalé. » Je sursaute. La voix vient de derrière moi, dans mon angle mort ! Je me redresse vivement, luttant contre la douleur. Je me mets debout et tourne autour du pilier pour lui faire face. Je prends soin d’en faire un bouclier entre lui et moi. Je garde les jambes bien serrées… C’est une voix rocailleuse, grave et profonde comportant un soupçon d’animalité. Il est massif, ses cheveux et ses yeux sont noirs. Il a le type roumain, des traits marqués, un menton fort. Mais cette stature, cette manière de bouger, j’ai reconnu la chose des bois. Il portait un masque tout compte fait ? Il est rasé de près avec les pattes un peu longues et coiffé en arrière de manière élégante. Il me sourit d’un air pédant et je vois une dentition parfaite pourvue de canines d’une longueur inhabituelle. Il porte un débardeur noir, un pantalon de sécurité noir et des rangers, le tout couvert d’un trois quart de cuir noir de très belle qualité. A sa main gauche, sur le majeur, il porte une chevalière en or et en ivoire. L’écu est pointé vers les doigts et représente un dragon qui se mord la queue surmonté d’une croix. J’ai déjà vu ça quelque part. Il a les ongles longs et entretenus. Il capte mon regard et le sien me traverse. Il est assit sur l’escalier de la cave les poignets posés paisiblement sur les genoux, un couteau à sa ceinture. Quelque secondes s’écoulent de la sorte alors qu’il m’observe. Il finit par se lever, lentement, comme un grand fauve. J’essaie de reculer autant que possible, toujours rivée à mon poteau. Il fait quelques pas dans la pièce en jouant avec sa chevalière. Il semble réfléchir. Je tourne en même temps qu’il se déplace, ne lui tournant jamais le dos. Il me toise.
« Je dois avouer que je suis impressionné. Finit-il par déclarer, solennel. Tu es sacrément combative. J’ai rarement vu quelqu’un lutter pour sa survie avec autant d’énergie.
- Qui êtes-vous ? Ma question semble l’amuser.
- Nous parlons de mon identité jeune fille, de ma vie, de mon œuvre, de mon parcours ou bien parlons-nous de ma nature profonde ? Il faut être précise Nikita. La précision c’est ce qui fait la différence entre ta survie et ta chute… Disant cela, il pointe de son index la plaie sous l’œil laissée par la lame des ciseaux. Elle disparait soudain... Ce discours de cinglé et cette vision me secouent !
- Mais qui êtes vous à la fin ? Il ricane, encore.
- Droit au but, hein ? Impatiente… Il prend une seconde de réflexion. Soit. » Il s’appuie sur une des table de travail ce qui fait ressortir la carrure de ses épaules. Il me scrute d’un air satisfait. « On M'appelle Maître K. Je suis Grand Maître du Nox Arcana. Il marque une pause. Mon nom est Ludovik Maximilian Kraâl, je suis né en 1790 à Bistrita en Roumanie. J’ai été engendré le 22 décembre 1817 au chateau du col de Tihuța et celui qui m'a engendré a le sens de la mise en scène également ! Pour ce qui est de mon ascendance tu auras largement le temps d’en étudier les détails plus tard. Ai-je satisfait ta curiosité pour le moment ? » Je reste interdite. Je refuse de comprendre ce qu’il est en train de m’expliquer.
- Vous êtes un…
- Un prédateur, Nikita. Un organisme parfaitement optimisé compte tenu de sa nature. Ne t'arrête pas à des préconçus. » Il se déplace soudain à une vitesse fulgurante, atterrissant derrière moi et il me colle une claque derrière la tête ! « Réfléchis ! » Pétrifiée, je ne réponds rien. « Je te laisse méditer, j’ai deux ou trois choses à ramasser. Mais je reviens… » Il me lance un regard qui a des airs d’ultimatum. « Sois sage. »
Dynamique, il avale les quelques marches et sort en refermant la trappe derrière lui. Je suis seule. Je dois m’enfuir d’ici ! Je tire sur les menottes. Je me scie les poignets. Je serre les dents et j’insiste. Rien à faire, ça ne casse pas ! Je tente de faire bouger le pilier, il est profondément enfoncé dans le sol. Je pose mon dos à terre et je pousse avec mes pieds aussi fort que je peux. Ma cuisse poignardée et mon épaule me lancent ! Je n’y arrive pas… Je tire. Je pousse. Je m’agite dans tous les sens, je perds mon calme, je finis par hurler de dépit en gesticulant de façon anarchique avant de m’écrouler d’épuisement nerveux. Je tremble comme une feuille. Assise une jambe de chaque côté du poteau, la tête baissée derrière mon rideaux de cheveux blonds, je me laisse aller. Je vais mourir dans cette cave et ce psychopathe va prendre son temps. Je me mets à pleurer. C’est complètement fou ! Je n’arrive pas à croire ce qui m’arrive. Personne ne pourrait imaginer une chose pareille. Je reviens sur ma vie, sur mes choix. Il y a un tas de trucs que je regrette, que j’aurais aimé faire ou vivre ; et tas de trucs que j’aurais voulu ne jamais faire. Mes larmes chutent sur le sol, laissant de petits cercles dans la terre rouge de la cave. Je revois sans cesse l’accident. Le Ford, le tunnel, le virage… J’expulse toute l’angoisse que j’ai accumulée en sanglots. Je me dis que cette journée de merde n’aurait pas pu se terminer autrement, c’est un comble ! Je n’arrive plus à m’arrêter de pleurer ! Les hoquets me font mal aux côtes. J’ai des difficultés à respirer, je me sens sale, faible, à bout de force et ridicule... Je ferais mieux de renoncer. Peut-être que je devrais essayer de me tuer avant qu’il ne revienne ? Je reste pantoise, vidée de toute substance, comme si plus aucune vie ne m’habitait. Je fixe, un peu inerte, les reflets argentés de la lime à ongle toujours enfoncée dans ma jambe. Les larmes coulent en cascade sur mes joues. Je tique. Je redresse la tête en reniflant et je m’aperçois qu’il a oublié le flingue sur le comptoir. Ce n’est pas encore perdu ! Je dois pouvoir me sortir de là. Je l’entends me dire « Réfléchis ! » Oui c’est ça, réfléchis Nikita ! L’adrénaline grimpe en flèche dans mon système nerveux ! Je dois pouvoir virer ces menottes. Il me faut une clé, ou quelque chose qui fasse office de clé. La lime ! Je traine mon postérieur dans la poussière jusqu’à pouvoir l’atteindre. La douleur est terrible et je dois lutter pour la retirer complètement. Je serre les dents et gémis. Je fini par y parvenir. Je prends le temps de souffler et de chasser l’étourdissement de la douleur. J’utilise ma nouvelle meilleure amie la lime pour me libérer des menottes. Je me précipite ensuite vers le révolver, vérifie le barillet. La dernière balle est toujours là. Je ne dois pas le rater la prochaine fois ! La trappe est terriblement lourde à ouvrir avec mon épaule blessée. Je regagne la surface, enfin ! Un cadenas est posé sur le côté. Je n’ai pas le temps de me demandé pourquoi, je dois me tirer d’ici.
Le rez-de-chaussée est plongé dans le noir, éclairé seulement par la lumière de la lune qui passe par une fenêtre. Le plancher et les murs sont en bois. Il semble qu’on ait consciencieusement rangé et nettoyé l’endroit qui doit être une cabane de chasse. Tout est parfaitement propre et ordonné avec un excès de précision. Le rare mobilier, fonctionnel, a été couvert de draps blancs donnant à la seule pièce de la cabane un aspect fantomatique. La seule chose qui ne soit pas couverte d’un linceul est une imposante horloge comtoise d’un blanc immaculé. L’ouvrage est superbe et prend la lumière de la lune avec un gout particulier. Sa teinte crayeuse n’est pas sans évoquer celle de l’os… J’ai du mal à distinguer l’élément qui compose le pendule. Je repense aux horreurs de dehors. Je ne suis pas certaine de vouloir savoir finalement… Je ferais mieux de me dépêcher de sortir d’ici ! Je fonce alors vers la porte. Celle-ci en revanche est verrouillée. Je tire sur la poignée, un lourd loquet bloque. Demi-tour vers la fenêtre. Je prie pour qu’elle soit ouverte. Je pousse le battant et, chance, elle l’est ! Je m’apprête à l’enjamber le cadran mais je me rends compte qu’elle donne sur le vide ! 200 mètres de chute vertigineuse mènent tout droit dans le lit de la Miljacka ! Merde ! Décidément j’enchaine les coups de poisse. Je commence à fouiller la pièce à la recherche d’un outil pour forcer la porte. Cette fois la pauvre lime ne m’aidera pas. Je soulève désespérément les draps. Je jette au sol les grands linceuls dans l’espoir de découvrir un objet miracle… Rien. J’attrape un à un les tiroirs d’un vieux buffet et je les retourne sur le sol. De vieux restes de journaux, un ouvre bouteille, une pelote de ficelle à rôti et un tas de bouchon de lièges usagés... J’envisage un instant de redescendre dans l’antre de torture de laquelle je viens de me sauver. Il doit bien y avoir quelque chose dans le fatras d’outils. L’idée de retourner là-dessous me glace. J’inspire profondément. Je n’ai pas vraiment le choix. Je replonge au sous-sol. Rapidement j’écume les établis. Je décroche frénétiquement tout ce qui peut servir. Rien d’assez massif pour faire céder cette fichue porte ! Je jette les objets inutilisables au sol, je déverse tiroirs et boites de rangement en éparpillant leur contenu un peu partout dans la pièce à la recherche de mon salut. Rien de plus solide qu’une scie à os ! « C’est pas vrai ! ». Soudain je le remarque ! Un pied de biche, rangé dans un coin comme si on l’avait mis là en attendant de lui attribuer une place. Je m’en empare comme d’un trésor et je remonte aussi vite que ma condition me le permet.
A peine ai-je émergé des entrailles de cette cabane de l’angoisse que je tombe nez à nez sur lui ! Il marque un temps d’arrêt et considère du regard le foutoir de la pièce, puis penche la tête sur le côté et me souris. Des hurlements d’effroi retentissent au dehors. Je me campe en garde, face à mon ravisseur, le révolver dans une main, le pied-de-biche dans l’autre. Je le regarde droit dans les yeux alors qu’il se tient en travers de la sortie. Il fonce vers moi à grandes enjambées. Il va pour me saisir mais je lui échappe de justesse. Je tente de le frapper avec le pied-de-biche mais lui l’esquive sans aucun mal ! L’arme est lourde au bout de mon bras blessé. Il feinte à plusieurs reprises, joue avec moi comme un chat avec une souris. Cette valse macabre autour de la pièce est grotesque ! Il s’amuse, un grand sourire aux lèvres ! J’essaie de le faire tomber avec une béquille au niveau des genoux et il l’évite encore. Il rit. « Mais arrête de te fendre la gueule connard ! » hurle-je en lui assénant un coup de pied-de-biche aussi fort que je peux. Il me saisit le bras avec force en enfonçant son pouce dans la plaie qui perce mon épaule. Je me plie vers le sol en hurlant. Il ricane et m’oblige à me mettre à genoux en enfonçant son ongle avec insistance dans ma chaire. Sadique... Au prix d’une forte volonté je parviens tout de même à lever mon autre main, celle qui tient le révolver. Je tire. Il me lâche, poussé en arrière par ses réflexes et l’impact conjugués. J’ai réussi à la lui coller dans la poitrine. Il me regarde, interloqué et son sourire sardonique se transforme en une expression dure et froide. Bon sang quel genre de monstre prend une balle sans s’écrouler ? Il avance un bras pour me saisir. Je bondis sur mes jambes et lui envoi un coup de pied dans l’abdomen le propulsant en arrière. L’enfoiré perd l’équilibre. surpris, et passe par la fenêtre dans un éclat de verre brisé ! Je ne perds pas une seconde et je fuis cet endroit sordide aussi vite que je peux ! Dehors, les cris de la femme résonnent mais cette pétasse peut bien aller se faire voir. Après tout, elle a essayé de me descendre… Je devine dans l’ombre qu’il l’a attachée à un arbre non loin de là. Au bout d’un long moment, je finis par regagner la route. Je suis la tranchée de terre et la ligne sanglante jusqu’au rail de sécurité. Je passe enfin par-dessus. Les lieux de l’accident me semblent soudainement d’une triste banalité après ce qu’il vient de m’arriver. J’ai la sensation de flotter d’épuisement. Je me dirige vers ma voiture. Il s’est arrêté de pleuvoir. Je me retourne en direction de la forêt de l’angoisse. D’ici elle semble calme. Les cris sont noyés sous le bruit de rivière qui roule dans les gorges. On ne voit ni la cabane ni la plantation infernale de ses gardiens. Je soupire en me disant que je ne pourrais jamais oublier cette nuit. Je me demande si je dois prévenir la police, l’armée peut-être ? Non, ce serait inutile. On ne me croirait pas. Je n’ai plus de forces. Alors que je me dirige péniblement, pieds nus sur l’asphalte, vers mon véhicule toujours immobile ; deux cercles de métal glacé se posent sur ma nuque. Une voix masculine, avec un fort accent américain m’ordonne de ne pas bouger. Je m’exécute, le fusil de chasse collé sur l’arrière de mon crâne comme argument. Mais d’où sort ce type ? « On va aller attendre le patron maintenant. » fait-il.
Je suis restée assise sur le siège passager de la Lamborghini. J’ai réfléchis encore plusieurs minutes pour tenter désespérément de digérer ce qui m’est arrivé. Est-ce que je suis morte ? Je regarde la route défiler. Il roule très vite. Dans le rétroviseur, le pont est déjà loin et nous prenons la direction de Sarajevo. Il ne me jette pas un regard, il ne me dit pas un mot et conserve cet air froid et détaché. J’ai la sensation que c’est un masque et que je suis plus importante que cela. Au bout d’un moment, je n’arrive plus à me contenir. J’ai trop de questions, trop de peurs. Je me sens perdue et j’ai conscience que je suis à côté du même malade qui avait un visage monstrueux il y a quelques heures, qui m’a fait vivre l’enfer et torturée. Je n’ai aucun moyen de fuir, et je veux comprendre. Je me redresse un peu dans mon siège et tente :
« - Qu’est-ce que vous m’avez fait ? Il ne tourne pas la tête, ne me regarde pas.
- Je t’ai ouvert des possibilités que tu n’imagines même pas. De nouvelles perspectives... L’être humain est limité, c’est une machine non aboutie ; je t’ai extirpée de ta médiocrité naturelle pour t’ouvrir à un univers de potentialités.» Je suis plus perplexe encore. Il conclut. « Tu appartiens désormais à une grande et fière lignée qu’il ne t’est pas permis de décevoir. » Je l’observe, dans le détail cette fois. La chevalière… Cette histoire sur 1790, la Roumanie, Bistrita, le col de Tihuța, le dragon… Je m’exclame :
« - Vous avez été mordu par Dracula ! Il éclate de rire comme si c’était la blague de l’année. Qu’est-ce qu’il y a de si drôle bon sang ? Son visage se ferme. Il me répond sur le ton le plus autoritaire que je n’ai jamais entendu de ma vie :
- Tout Nikita ! Tout est absolument comique, toujours. L’existence est une vaste ironie qui fluctue de manière quantique et chaotique. Je le regarde en fronçant les sourcils, je suis dubitative. Il poursuit et me corrige sèchement : J’ai été infanté par un des Draculs. Aujourd’hui, il en a trois en vie. Dont toi désormais… Mon Sir est le Dragon Blanc : Vladimir Dracula, dit le Magyard. A ne pas confondre avec Vlad Basarab, dit Tepes, fils de Vlad Dracul et infant du Dragon ; qui lui, est le grand Sir de Vladimir Dracul. C’est Tepes que l’on appelle Dracula dans la quantité de films de série B que tu t’envoies. Quoique Bram Stoker ait été le plus proche de la réalité historique. Ceci-dit je ne te jette pas la pierre, c’est une passion que nous avons en commun. Mais comme j’imagine que pour l’heure tu n’es pas portée sur la généalogie ou la gentille conversation autour de la culture pulp et cinématographique, je ferais simple en disant que mon nom complet est celui-ci : Ludovik Maximilian Kraâl Dracul. Dans ma vie "publique" on m'appelle Maître K. Et pour ce qui est de mon titre dans son entier et de ma place au-sein de notre belle organisation qu'est le Nox Arcana, je prendrai le temps un peu plus tard de te mettre les points sur les i… Ce sera nécessaire. Je glisse dans mon fauteuil un peu piteuse.
- Vous êtes quelqu’un d’important alors ?
- Foutrement, oui ! Au sein de… »
Il est interrompu par le téléphone de la voiture. La sonnerie envahie l’habitacle. Cela semble le contrarier. Il vérifie l’heure à sa montre. Il décroche d’un geste légèrement agacé. Je l’observe. Son visage sévère et ses yeux sombres ont constamment l’air d’être au bord d’une colère cataclysmique. Je me fais discrète. Ses gestes sont mesurés, précis et sûrs. Il porte le combiné à son oreille et répond d’un ton péremptoire.
« Maître K. à l’appareil, et j’espère que c’est important ! » Ses traits se détendent d’un coup et il me jette un regard beaucoup plus doux que précédemment. Après un court silence où il semble jouir d’une coïncidence amusante, il lâche : « Ah ! Quand on parle du Diable… Qu’il y a-t-il ? » Je tends l’oreille pour entendre la conversation. A ma grande surprise, j’entends clair ! La voix qui répond est celle d’un homme, douce, mais grave avec une tonalité naturellement enjouée. Une voix au timbre enthousiaste. Ils se mettent à parler tous deux en roumain ! Soudain il fait en anglais : "Milo, Passe-moi Mü." Cette situation est grotesque et une partie de moi refuse encore d’y croire. La possibilité d’une aide extérieure me redonne la combativité que j’avais perdue. Oubliant mon épuisement, je me mets à crier, à appeler à l’aide en espérant que l’interlocuteur de l’autre côté de la ligne ait un peu de compassion ! « Au secours ! Je suis prisonnière d’un malade ! Une Lamborghini LP400 grise. Nous somme sur la route de Bulozi en direction de Sarajevo ! Sortez-moi de là ! » Je braille tout ce que je peux ! Ludovik lance le bras vers moi. Je me plaque contre la portière certaine qu’il va me frapper encore. Il me tend simplement le combiné. « Dit bonsoir… » Ordonne t-il. Incrédule, je mets un instant à réagir et j’attrape l’appareil à deux mains. D’un ton hésitant, je lâche un « Bonsoir » timide et effrayé. La voix me répond dans un anglais désinvolte. « Bonsoir mademoiselle. Et bien on dirait que cela n'a pas été de toute repos ! Ne vous en faites pas, un thé chaud vous attend à la maison... Enfin un thé ! Et il ricane. Je suis complètement abasourdie. Je n’arrive plus du tout à réagir normalement dans cette situation démente.
- Euh… Je… Je vous prie de m’excuser.
- Oh ! Lâche t-il comme un enfant qui déballe un cadeau d’anniversaire. Je manque à la politesse ! Bienvenue à vous. Il a l'air difficile mais quand on le connait... Il laisse sa phrase en suspend.
- Euh… Merci. Enfin, je suppose… Fais-je traumatisée. Vous êtes Vladimir, n’est-ce pas ?
- Oh grand dieu non ! Fait-il ! Mais nous ne désespérons pas que vous le rencontriez très bientôt ! Il va revenir vous savez... Le type au bout du fil à vraiment l'air d'un malade. J’espère qu’il ne vous a pas trop asticotée, il est un peu sadique vous savez… »
J’éclate d’un rire nerveux et incontrôlable à la frontière du sanglot étouffé. Finalement l’inconnu de l’autre côté du combiné me souhaite le bonsoir de manière charmante et presque désuète avant de conclure : « J’ai hâte de vous rencontrer si vous l'avez touché c’est que vous devez être spéciale ! » Puis il raccroche. Je repose le téléphone sur son socle, un peu figée. J’assimile doucement le changement qui vient de se produire. Je dis lentement au revoir à mon existence. Je viens de comprendre, je crois, comment fonctionne ce monsieur Kraâl. Je saisis que nous sommes liés, que quoi qu’il arrive il considère que je suis -en quelque sorte- sa propriété et son héritage… Au bout de quelques instants, je regarde Ludovik, en silence. Il finit par tourner la tête, sentant mon regard persistant sur lui. Il me répondant d’un œil interrogateur en relevant à peine un sourcil. Comme si je passais un contrat silencieux avec mon kidnapper, je demande à voix basse : « On fait quoi maintenant ? » Il passe la cinquième, accélérant encore alors que Sarajevo se dessine lentement dans la brume au loin. Il se renfrogne derrière une rigueur excessive et me toise. « La Fondation du Caducée a téléphoné au refuge. Milo pense que nous allons avoir encore des problèmes… »